Paracelse, médecin et alchimiste

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Parmi toutes les substances, il en est trois qui donnent à chaque chose leur corps, c’est-à-dire que tout corps consiste en trois choses. Les noms de celles-ci sont : Soufre, Mercure, Sel. Si ces trois choses sont réunies, alors elles forment un corps (…). La vision des choses intérieures, qui est le secret, appartient aux médecins. (…) Prenez l’exemple du bois. Celui-ci est un corps par lui-même. Brûlez-le. Ce qui brûlera, c’est le Soufre ; ce qui s’exhale en fumée, c’est le Mercure ; ce qui reste en cendres, c’est le Sel. (…) Ce qui brûle, c’est le Soufre ; celui-là [le Mercure] se sublime, parce qu’il est volatil ; la troisième Substance [le Sel] sert à constituer tout corps.

Paracelse, Liber paramirum, Livre I

La théorie alchimique de la vie proposée par Paracelse au début du XVIe siècle est complètement fausse. Elle a pourtant été à l’origine du renouvellement de la médecine, en promouvant l’esprit critique et l’expérience plutôt que le respect des anciens.

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Article écrit par Philippe Ball et paru dans le magazine  » La Recherche » le 1er février 2008, n°416

« Lorsque nous sommes malades, nous nous attendons à ce que notre médecin nous prescrive un médicament, et que celui-ci soit spécifique : il ne nous donnera pas le même s’il s’agit d’une otite, d’hypertension ou d’anémie. Qu’une maladie particulière nécessite une médication particulière nous semble si évident que nous y prêtons à peine attention. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Les remèdes chimiques sont aussi anciens que l’histoire de la médecine, mais ils ne commencèrent à être spécifiques aux maladies qu’au début du XVIIe siècle.

À cette époque, les théories qui avaient fondé les pratiques médicales de l’Occident depuis l’Antiquité commencèrent en effet à être ébranlées, dans l’un des affrontements les plus âpres de l’histoire des sciences. Les débats actuels entre les tenants des médecines « conventionnelle » ou « alternative » font pâle figure auprès de ceux qui opposèrent alors les tenants du « nouveau » et de « l’ancien » système de la médecine.

Au début du XVIe siècle, la théorie dominante en médecine était celle élaborée par des médecins antiques tels que Hippocrate et, surtout, Galien. Selon eux, la santé humaine était gouvernée par quatre fluides corporels, appelés les humeurs : le sang, le phlegme, la bile noire et la bile jaune. Toute maladie, disaient-ils, provenait d’un déséquilibre de ces humeurs, et les docteurs avaient pour tâche de le corriger. Ils pouvaient le faire de plusieurs façons : par un régime et des exercices appropriés ou, très souvent, par des saignées qui enlevaient un « excès » de sang. Des médicaments aussi étaient utilisés, mais ils n’avaient qu’une visée générale, la restauration de l’équilibre humoral, et n’étaient pas destinés à traiter une affection particulière.

Chair de vipère

Le meilleur exemple de ce caractère attrape-tout de la pharmacologie traditionnelle est la thériaque. Mise au point par des médecins antiques pour contrer l’action de tous les poisons et de tous les venins, la thériaque est progressivement devenue une panacée, prétendument efficace contre tout, de la dépigmentation de la peau aux troubles cardiaques, en passant par l’épilepsie et les blessures. Galien utilisait une recette de thériaque créée par Andromaque, médecin de Néron, qui comptait 64 ingrédients, dont la chair de vipère. Il fallait quarante jours pour la fabriquer, et on devait attendre douze ans avant de l’utiliser.

Les docteurs étant généralement des notables qui tiraient le plus grand profit de leur activité, ils ne voyaient pas d’un bon oeil les remises en question de leurs pratiques. L’une des plus violentes de ces remises en question, et finalement l’une des plus efficaces, fut le fait de l’alchimiste et médecin suisse Theophrastus Bombast von Hohenheim, qui se faisait appeler Paracelse. Il était persuadé que l’ancienne conception de la médecine, avec sa doctrine des quatre humeurs, était fausse. Il brocardait les idées d’Hippocrate et de Galien, affirmant que l’on trouvait des traitements plus efficaces dans la médecine populaire pratiquée par des guérisseurs qui n’étaient pas allés à l’université. Au début du XVIe siècle, Paracelse, qui était né en 1493, parcourut l’Europe, collectant du savoir médical auprès de toutes les sources qu’il rencontrait : guérisseurs de village, barbiers, moines, alchimistes, etc. L’intérêt d’un remède, disait-il, n’était pas évalué par sa conformité aux recommandations d’un livre ancien, mais par l’« expérience » qui montrait son efficacité.

Philosophie chimique

Ce caractère empirique de la médecine de Paracelse ne l’empêchait pas d’avoir un fondement théorique. Il construisit même un cadre entièrement nouveau pour la médecine, centré sur l’alchimie. Et cette « philosophie chimique » n’expliquait pas seulement la médecine : pour Paracelse, tous les phénomènes, de la météorologie à la minéralogie en passant par le pouvoir astral des étoiles et même la création biblique avaient leur source dans l’alchimie.

En d’autres termes, c’était une sorte de théorie alchimique du tout. Jusque-là, les alchimistes s’étaient surtout intéressés aux substances minérales. Paracelse, lui, pensait que l’alchimie expliquait aussi comment fonctionnaient le monde vivant et le corps humain. Lorsque nous mangeons, par exemple, un « alchimiste intérieur », appelé l’Archeus, sépare, disait-il, les « bons » ingrédients, qui entrent dans la constitution de la chair et du sang, des « mauvais », qui sont rejetés comme déchets. Exactement comme les alchimistes procédaient à des séparations et à des purifications afin de transformer en argent et en or les métaux de base, tels le fer et le plomb.

Selon Paracelse, les maladies aussi étaient d’origine chimique, et pouvaient donc être traitées avec des remèdes chimiques. La goutte, disait-il, est causée par l’accumulation dans le corps d’une substance qu’il nommait « tartre » nom formé à partir du Tartare, lieu de torture des damnés dans les Enfers grecs. Il comparait le dépôt de tartre dans le corps à l’apparition de dépôt blanc de « sel » dans les barriques de vin cette substance est formée principalement d’un composé présent dans le jus de raisin, qui a conservé le nom d’acide tartrique. Certains aliments conduisaient à la formation de tartre. Il prescrivait donc pour traiter la goutte – et des affections analogues telles que les calculs rénaux – des médicaments capables de « ramollir » et d’expulser le tartre. Il n’était pas loin de la vérité : la goutte est effectivement causée par la précipitation de sels en fait, d’acide urique dans les articulations, tandis qu’un autre sel l’oxalate de calcium forme les calculs rénaux.

Ainsi, Paracelse unifia-t-il l’alchimie métallurgique et les traitements médicaux utilisant des médicaments chimiques. En quelque sorte, on pourrait dire qu’il a créé une nouvelle alchimie, la « bio-alchimie ».

La biochimie moderne repose sur cette même idée, que les principes chimiques qui gouvernent le fonctionnement du corps sont identiques à ceux qui opèrent dans le reste de la nature. Plus important encore, Paracelse affirmait que le médecin devait comprendre la chimie du corps, et ensuite utiliser ce savoir pour imaginer et préparer les remèdes chimiques destinés à résoudre le problème à l’origine de l’état médical en question – le médicament devait être adapté à la maladie. En outre, la dose avait aussi son importance. Certains produits, toxiques à haute dose, étaient d’excellents remèdes en petites quantités. C’est sur cette base qu’il critiqua le traitement classique de la syphilis, une maladie alors nouvelle, qui avait explosé en Europe dans les années 1490, avec des « doses de cheval » de mercure, qui ne pouvaient à l’évidence faire que plus de mal que de bien. « Le poison, écrivit-il, est dans la dose. »

Paracelse ne s’embarrassait pas de nuances dans sa dénonciation de la médecine traditionnelle, traitant d’« ânes pouilleux » les médecins qui paradaient dans leurs belles robes. Cette propension à insulter ses nombreux ennemis explique en partie qu’il ait dû batailler pour que ses livres soient publiés de son vivant. Bien qu’il ait acquis une réputation presque légendaire de guérisseur, il ne devint jamais durablement riche ou influent. Lorsqu’il mourut dans le dénuement à Salzbourg, en 1541, il ne laissait pas une œuvre imprimée très importante.

Succès posthume

Mais la graine qu’il avait plantée continua de grandir : à partir des années 1560, ses livres commencèrent à être publiés par des médecins et des philosophes qui adhéraient à ses thèses. Sous cette forme imprimée, Paracelse acquit une formidable réputation posthume. Cela peut sembler étrange. Il n’était, après tout, ni le premier ni le seul à avoir remis en question la médecine conventionnelle. Ses écrits étaient parfois passionnés, bien écrits et clairs, mais souvent il s’agissait de diatribes incompréhensibles, avec une série impressionnante de néologismes et quantité de contradictions apparentes. Et bien souvent aussi, il avait complètement tort : beaucoup de ses remèdes étaient sans doute aussi inefficaces que les remèdes traditionnels.

Idée progressiste

Il est vraisemblable que l’émergence de la médecine paracelsienne se soit produite en partie parce que celle-ci s’accordait avec l’air du temps, où toutes sortes d’idées anciennes étaient critiquées, en matière religieuse autant que scientifique. Le médecin flamand Andreas Vesalius, dont le livre de référence sur l’anatomie avait été publié en 1543 par un ancien assistant de Paracelse, avait entamé l’attaque envers les idées galéniques sur le corps. La même année, Copernic changeait la forme de l’Univers. L’humanisme de la Renaissance avait transformé le dessin, la peinture et la sculpture jusqu’à les rendre méconnaissables ; Cervantès, Érasme et Rabelais avaient transformé la littérature. Et, avec le protestantisme, beaucoup de princes et de rois avaient trouvé un prétexte pour secouer le joug oppressif de Rome et du Saint Empire romain. La médecine paracelsienne devint une façon parmi d’autres de se rallier aux idées progressistes.

À la fin du XVIe siècle, les débats suscités par la médecine paracelsienne se complexifièrent. Par exemple, le médecin allemand Andreas Libavius rejetait les paracelsiens comme d’ignorants brasseurs de vent, accumulant les erreurs au laboratoire en méconnaissant les principes philosophiques, quand ils n’escroquaient pas simplement leurs clients. Mais cela ne modérait en rien son enthousiasme à propos de l’alchimie elle-même, à laquelle il consacra en 1597 un ouvrage élogieux intitulé, justement, Alchemia. Libavius n’aimait pas la façon dont l’alchimie était effectivement pratiquée, et en particulier les tendances des paracelsiens à la pensée mystique. « Certains adeptes de la chimie diffèrent peu des magiciens », écrivait-il. Mais son objectif n’était pas d’éliminer la médecine chimique, seulement de l’enlever des mains des paracelsiens pour en faire une véritable science.

Il n’était pas le seul à penser ainsi. Le médecin Johan Weyer, qui avait écrit une thèse complète contre la chasse aux sorcières en 1563, acquiesçait sur le fait que la chimie « est une part importante de la médecine », quand bien même il était un galéniste convaincu. L’humaniste Guinter von Andernach affirmait que les idées de Paracelse étaient déjà présentes dans la médecine antique, réconciliant ainsi les anciens et les modernes. Ces médecins chimistes, qui utilisaient les traitements de Paracelse sans nécessairement adhérer à sa philosophie chimico-mystique, prirent au début du XVIIe siècle le nom de « iatrochimistes » du grec iatros, qui signifie « médecin ».

Assez ironiquement, dans les pratiques quotidiennes des médecins, les différences entre galénistes et iatrochimistes n’étaient pas si grandes que chacun le prétendait. Les galénistes prescrivaient des remèdes chimiques, par exemple, tandis que Paracelse lui-même ne récusa jamais les saignées. Les désaccords concernaient surtout la façon dont les médecins justifiaient ce qu’ils faisaient : la recette venait-elle d’un livre de Galien, elle concernait implicitement l’équilibre des humeurs ; d’un ouvrage de Paracelse elle avait une interprétation alchimique.

Médecine expérimentale

Il y avait toutefois une distinction fondamentale. Les iatrochimistes soutenaient qu’ils étaient guidés par l’expérience, pas par la tradition : ils utilisaient un médicament parce qu’il était efficace, pas parce que Galien l’avait recommandé. Certains paracelsiens lurent certes Paracelse comme une source de dogme aussi impérative que Galien ; mais progressivement, c’est l’expérience qui l’emporta. Le philosophe anglais Francis Bacon, qui n’appréciait pas les certitudes arrogantes de Paracelse, inclut néanmoins la médecine chimique dans sa vision d’une science fondée sur l’expérimentation critique qu’il décrivit en 1620.

Mais tandis que la médecine chimique devenait la pratique normale des docteurs, les théories alchimiques de Paracelse sur la guérison n’avaient pas le même succès. Au XIXe siècle, l’alchimie avait acquis une réputation de pseudoscience, réservée aux imbéciles, aux escrocs et aux charlatans – et Paracelse était souvent considéré comme les trois. En 1942 encore, un orateur affirma devant la Société royale de médecine du Royaume-Uni : « On ne peut pas dire que les élucubrations de Paracelse contribuèrent au progrès général de la médecine et de la science… car c’était un obscurantiste grossier et confus, pas un héraut de la lumière, du savoir et du progrès. »

Les positions quant aux origines alchimiques de la chimie et de la médecine sont heureusement un peu plus élaborées et nuancées aujourd’hui. Séparer le bon grain de l’ivraie dans la médecine chimique de Paracelse ne fut certainement jamais chose facile. Mais ce processus de séparation et de purification est, après tout, selon Paracelse, le cœur même de l’activité de l’alchimiste.

Ceux-ci contribuèrent à l’abandon des conceptions antiques de la médecine, fondées sur les écrits de Galien. Leur influence fut particulièrement forte en France, grâce notamment à l’appui du roi Henri IV. »

Biographie de Paracelse, médecin, chimiste, alchimiste et chirurgien