L’alchimie dans « L’Oeuvre au Noir »


Article publié par Maxim M Blondovski pour le blog Profondeur de Champs le 25 mars 2013 sous le titre « L’alchimie dans l’Oeuvre au Noir de Marguerite Yourcenar, une interprétation. »

L’alchimie est une discipline qui recouvre un ensemble de pratiques et de spéculations en rapport avec la transmutation des métaux. L’un des objectifs de l’alchimie est le grand œuvre, c’est-à-dire la réalisation de la pierre philosophale permettant la transmutation des métaux, notamment des métaux « vils » comme le plomb, en métaux « nobles »  comme l’argent, l’or. Un autre objectif classique de l’alchimie est la recherche de la panacée (médecine universelle) et la prolongation de la vie via un élixir de longue vie.

Voilà ce que reflète le miroir sans tain de notre conscience collective. Il n’est pas vraiment possible de le contredire parce que la superficialité n’est pas la garantie de l’erreur. Et Nietzsche affirmait lui-même dans Ecce Homo que la conscience est une surface. En surface donc, l’alchimie forme un amalgame de symboles obscurs et alambiqués, associant Nicolas Flamel à la pierre philosophale, combinant le mercure à l’or transmuté. C’est indéniable. Pourtant, on peut lui associer bien plus que des recettes ou des prodiges de laboratoire. Le terme dans son acception courante signifie maitrise d’un équilibre et son étymologie arabe, āl-kymyā, désigne la science des quantités. En moins de 450 pages, Marguerite Yourcenar a choisi de nous donner sa propre définition de l’alchimie : l’histoire d’une naissance, d’une existence et d’une mort qui forment ensemble un singulier regard sur la vie.

Unum sum et multi in me dit Zénon. L’expérience de l’art a ceci d’extraordinaire qu’elle permet de confronter les réalités d’un artiste à nos propres réalités et les interprétations possibles d’une même œuvre sont aussi variées que les individus eux-mêmes. L’Œuvre au noir se caractérise par un nombre élevé de niveaux de lecture : scientifique, historique, religieux, philosophique, artistique, métaphysique, ésotérique et mystique. L’œuvre est dense, sublime et quasi hermétique au sens alexandrin. Mais l’effort d’interprétation qu’elle exige se distingue de celui d’un texte religieux ou scientifique dans la mesure où le processus herméneutique qu’elle implique y est essentiellement introspectif; il ne puise dans aucun dogme. Voici déjà un premier enseignement : la quête alchimique ou hermétique commence par l’introspection.

Marguerite Yourcenar entretenait avec ses personnages des relations plus ou moins intimes qui sont autant d’indices de son propre travail d’introspection. Alexis était le portrait d’une voix, disait-elle de son premier personnage, manifestement inspiré par un timbre distancié. La romancière insiste de cette façon sur l’altérité d’Alexis. Une altérité intérieure certes mais une altérité tout de même. Je connais mieux l’histoire d’Hadrien que celle de mon propre père, disait-elle de celui qui lui fit accéder à la gloire des immortels. Hadrien a été un objet de recherches comme a pu l’être son propre père et la relation entre la créature et le créateur s’est réglé sur un axe vertical : père/fille, passé/présent, réalité/fiction. La complicité qu’elle entretient avec l’empereur n’est donc jamais absolue, comme si un rapport de hiérarchie la conditionnait en permanence. Bien que similaire par endroit, l’Œuvre au noir échappe à ces contraintes. Zénon est comme mon frère dit-elle au sujet de celui, presque de chair et d’os, qui habite son œuvre la plus charnelle et la plus spirituelle. Tout indique que l’auteur et le médecin alchimiste entretenaient une complicité propice à une amicale gémellité, si la chose est possible.

Paysage d’hiver avec trappe aux oiseaux, Huile sur bois, Pieter Bruegel II (c.1564/1565 – 1636)
© Bart Huysmans et Michel Wuyts/Anvers, musée Mayer van den Bergh.

Ecrites pendant les années 60, les pages de L’Œuvre au noir sont hivernales, froides et livides; elles nous renvoient la pâleur de l’époque. Cette luminosité se distingue d’emblée de celle des Mémoires d’Hadrien dont les reflets chauds et dorés nous rappellent les prémices de l’automne. Les vers du demi-dieu affleurent l’encre bleue de Méditerranée comme autant de pépites cuivrées qui annoncent le crépuscule d’un monde. L’hiver du Moyen-âge, lui, nous glace immédiatement les rétines de sa lumière crue et le regard sec de Zénon se mêle à l’obscurantisme de son temps. Une brume épaisse maintient les corps et les esprits dans un clair-obscur qui n’est jamais innocent. Au XVIe siècle, la lucidité est un risque à prendre.

Comme souvent avec les chefs d’œuvre (l’Œuvre au noir a été classé 26ème plus grand livre de tous les temps par Le Monde), l’impact d’une lecture sur la vie d’un homme ne se prévoit pas à l’avance et je suis moi-même entré dans ce roman sans attente particulière. Frappé par le style des Mémoires d’Hadrien dont les phrases semblaient se déverser directement dans mon âme, je décidai d’en savoir plus sur son œuvre et entamai l’histoire de Zénon avec un enthousiasme tranquille. Je dois signaler tout de même que l’univers de l’alchimie arabe et médiévale ne m’était pas inconnu, ce qui constitua peut-être un prérequis précieux. Tout au long du roman, de fines allusions hermétiques remontent à la surface et éclatent de-ci de-là dans des phrases d’apparence anodine. Le doute n’est pas permis, Yourcenar s’est plongée elle-même dans les mystères alexandrins, bien que jamais nous n’y accompagnions Zénon. Celui qui s’attend à résoudre le secret de la vie éternelle grâce à l’Œuvre au noir repartira déçu. Celui qui est en quête de la pierre philosophale peut s’en retourner à ses fioles et à ses alambics. Jamais Zénon ne s’adonne ouvertement à son hérésie sous la plume de l’auteur, comme si, finalement, ses recherches devaient demeurer secrètes aux yeux mêmes du lecteur. Tout comme l’écrivain qui dissimule son travail souterrain, Marguerite Yourcenar nous dit que là n’est pas l’essentiel.

Que l’important soit dans ton regard, non dans la chose regardée nous disent Gide et Profondeur de champs. Beauty lies in the eyes of the beholder nous disent les anglophones. Une chose n’est pas vue parce qu’elle est visible, elle est visible parce qu’elle est vue nous disent Socrate et Diane Arbus. La chose n’est pas nouvelle et le regard de Zénon nous en apprend davantage sur l’alchimie que ses découvertes elles-mêmes. Et son regard, c’est avant tout sa vie.

En pratique, Zénon mène une triple existence : il est alchimiste, médecin et philosophe. Marguerite Yourcenar choisit d’ailleurs ce triptyque pour résumer sa profession et elle le fait exactement dans cet ordre (Note de l’auteur, page 497, folio). Il se pourrait que cette phrase fasse écho à un trait d’esprit antérieur qui évoquait lui aussi la triple dimension d’une existence. Je l’ai trouvé par hasard dans les Mémoires d’Hadrien (carnets de notes, pages 342, folio) et voici littéralement ce que dit la romancière:

 « Le graphique d’une vie humaine ne se compose pas, quoi qu’on dise, d’une horizontale et de deux perpendiculaires, mais bien plutôt de trois lignes sinueuses, étirées à l’infini, sans cesse rapprochées et divergeant sans cesse : ce qu’un homme a cru être, ce qu’il a voulu être, et ce qu’il fut ».

Est-il possible que Zénon ait cru être alchimiste, qu’il ait voulu être médecin, et qu’il fût philosophe ?

Si l’on n’entend pas le terme croire au sens d’une méprise mais plutôt au sens d’un acte de foi, on peut considérer que Zénon a fait de l’alchimie une quête à laquelle il a toujours cru. Et le syncrétisme de cette croyance avec sa volonté quotidienne de médecin praticien fit naître un philosophe. C’est dans cette espèce singulière de foi idéale combinée à un réalisme presque morbide que réside la source de cette sage philosophie qu’il a fait sienne. Zénon se caractérise à la fois par son idéalisme forcené et par son réalisme violent.

Alors qu’est-ce que cette croyance ? En quoi consiste cette foi si singulière?

La pensée de Zénon se fonde d’abord sur un socle scolastique, c’est-à-dire sur un enseignement de la Bible qui puise dans une interprétation in extenso du Livre. On dit parfois que la scolastique est née dans l’Alexandrie ptoléméenne et plus particulièrement lors de la septante. (La septante, qui eut lieu autour de -270, me parait être le véritable acte fondateur du christianisme, bien antérieur au Christ lui-même, n’en déplaise à l’Église. Il ne s’agit là que d’un jugement très personnel et ce n’est pas véritablement le moment d’en parler. Peut-être étudierai-je cet évènement plus tard dans Profondeur de champs). Quoi qu’il en soit, l’étude de l’Ancien Testament est née en Occident au moment même où l’hermétisme alexandrin était au faîte de sa gloire. Ce n’est pas un hasard. La scolastique, d’une façon générale, ramena l’influence de l’Antiquité grecque sur la chrétienté et ce grief sera d’ailleurs un argument de la Réforme. Dans l’air de son temps, Zénon repense la religion chrétienne sous l’angle d’un helléniste, comme Marguerite Yourcenar elle-même ou encore Nietzsche avant elle. C’est un détail qu’il ne faut pas négliger.

Les idées de Zénon paraissent ensuite parfaitement contradictoires et parfaitement équilibrée. A l’instar de ses modèles contemporains, essentiellement Paracelse et Léonard de Vinci, son approche s’avère profondément transdisciplinaire. Elle trahit d’une part son penchant pour le dynamisme des choses, pour le mouvement perpétuel, ce vitalisme qu’on retrouve dans le Songe de Cicéron et qui, à l’époque, était considéré comme subversif. Mais en même temps, comme le révèlent ses dessins d’hélices et d’aéronefs, il s’adonne à cette philosophie mécaniste qui, comme le dit Yourcenar, allait avoir pour elle l’immédiat avenir. Il s’intéresse aussi à l’hermétisme alexandrin, c’est-à-dire à l’étude d’Hermès Trismégiste et de la table d’Émeraude. Cette science héritée des érudits andalous, qui la tenaient eux-mêmes des grecs, qui la tenaient eux-mêmes des phéniciens, qui la tenaient eux-mêmes des égyptiens, place un Dieu latent à l’intérieur de toutes choses. Cette immanence de la matière est le terreau sur lequel se construit l’alchimie; elle nécessite la croyance en un esprit qui habite les choses. C’est un acte de foi. Mais d’un autre côté, Zénon semble profondément athée. Un athéisme qui ne dit pas son nom nous dit Yourcenar. Et les contradictions ne s’arrêtent pas là. Son métier de praticien lui impose un empirisme matérialiste qui lui fait prendre part aux dissections de Montpellier, à l’étude des fèces cuites et fumantes, au suivi quotidien des malades et des mourants, mais en même temps, il se laisse porte par l’imagination quasi-visionnaire des cabalistes qui cherchent dans les nombres sacrés le moyen de réduire les champs du hasard.

En somme, Zénon recherchait l’équilibre entre le corps et l’esprit, entre la matière et l’idée, entre le solide et le liquide. Il avait réalisé que c’est aux frontières de ces quantités que siègent tous les mystères et ce que certains appellent l’âme.

Dans une tirade sublime, prononcée lors de son procès, le philosophe nous transmet sa vision de l’alchimie ou du moins, la vision qu’en avait Marguerite Yourcenar :

En un sens, tout est magie : magie la science des herbes et des métaux qui permettent au médecin d’influencer la maladie et le malade; magique la maladie elle-même, qui s’impose au corps comme une possession dont celui-ci parfois ne veut pas guérir; magique le pouvoir des sons aigus ou graves qui agitent l’âme ou au contraire l’apaisent; magique surtout la virulente puissance des mots presque toujours plus forts que les choses et qui explique à leur sujet les assertions du Sepher Yetsira, pour ne pas dire de l’Évangile selon saint Jean. Le prestige qui entoure les princes et se dégage des cérémonies d’église est magie, et magie les noirs échafauds et les tambours lugubres des exécutions qui fascinent et terrifient les badauds encore plus que les victimes. Magiques enfin l’amour, et la haine, qui impriment dans nos cerveaux l’image d’un être par lequel nous consentons à nous laisser hanter.

L’existence toute entière de Zénon est résumée dans ce passage. Inutile de chercher plus loin cette croyance si singulière. Zénon avait tout simplement foi en la vie, avec tout ce qu’elle contient de contradictions, avec tout ce qu’elle contient de mystères et de magie, d’équilibres et de quantités. Peut-être est-ce là le véritable sens du mot alchimie.

Maxim M Blondovski